Il hésite, répète même ma proposition comme si elle paraissait totalement idiote à ses yeux, ne me rendant que plus gêné. Est-ce vraiment si étrange pour lui que je lui propose un verre ? Peut-être croit-il que j'ai une idée derrière la tête ? Je reste muet, attendant qu'il se décide tout en ne pouvant m'empêcher de le détailler de haut en bas tandis qu'il se détourne vers la forêt. Je devais bien l'admettre, il me plaisait. Beaucoup. Mais ce n'était pas mon intention première en lui faisant ma proposition, loin de là.

Enfin, il reporte son attention sur moi et se décide, acceptant mon offre. Je pourrais presque danser sur place tellement ça me rend enthousiaste ! Gardant mon sourire, je quittais définitivement les flots pour rejoindre le sable, l'entrainant à ma suite presque en sautillant. J'allais récupérer mes chaussures, que j'enfilais seulement une fois sur l'herbe, puis pris la direction du centre. Pas la peine d'espérer y aller à pieds, c'était bien trop loin pour ça. Les transports en commun feraient l'affaire. Je sautais dans le premier bus menant droit au Kalon Gwenn, mon repère par excellence. A cette heure ci, il ne devrait pas y avoir grand monde, nous serions tranquille pour parler sans devoir nous hurler dessus pour nous entendre.

« Au fait, moi c'est Adel. » dis-je en arrivant presque devant le bar, brisant le silence qui s'était installé avant de passer la porte.

L'ambiance à l'intérieur était aussi chaleureuse que d'habitude. Pas de musiciens aujourd'hui, mais de la bonne musique emplissait l'endroit, couvrant les conversations et les rires des clients attablés. A peine étions nous entrés que les regards se portèrent sur nous, les sourires s'éclairèrent à mon encontre. Fidèle à moi-même, je fis le tour du propriétaire, saluant chaleureusement mes amis et connaissances au passage avant de me glisser jusqu'au bar, m'assurant que mon invité me suive comme mon ombre alors que je me glissais sur une chaise.

« Salut Az ! Tu me sers un Redblood s'il te plait ? »
« Un Redblood, c'est parti. Et l'ami qu'est-ce qu'il prendra ? »

Je me tournais vers la harpie, souriant de toutes mes dents en attendant qu'il passe commande avant de me tourner plus franchement vers lui.

« Bienvenue au Kalon Gwenn ! Repaire de toutes les créatures surnaturelles du coin. C'est mon bar favori, j'y viens tout le temps. Il m'arrive même de me produire sur leur scène, là-bas. »

Je désignais la petite scène logée dans un coin de la salle, à une dizaine de mètres. Elle ne payait pas de mine, mais était suffisante pour l'endroit. A chaque concert, le bar était totalement bondé, si bien qu'il n'y avait souvent même pas moyen de s'asseoir. J'adorais cet endroit.

Prendre le bus était déjà une expérience pour le moins déconcertante. Je me suis laissé submerger par l’entrain explosif de la sirène, qui en a profité pour m’entraîner avec elle dans la découverte des transports en commun. Voilà bien longtemps que je ne m’étais pas trouvé dans une situation aussi désarmante que celle-là. Le brun au sourire bouillonnant de chaleur m’a tiré dans un coin du véhicule, et il me semble avoir passé l’entièreté du voyage à graver dans mon esprit le moindre détail de l’engin. J’ai ignoré par habitude inconsciente le poids des regards autour de nous. Les passagers ont pourtant dû nous observer avec un drôle d’air. Ou du moins, me regarder d’un drôle d’air. La tenue sombre, les armes rangés dans leur étui, et l’éclat surnaturelle de mes iris harpies. J’ai dû détoner au moins tout autant que la sirène s’est fondue dans la masse, comme plongée au beau milieu de son élément naturel.

Mais le bar s’avère être une aventure d’une toute autre envergure. Mes yeux parcourent déjà la devanture de l’établissement, plus intrigué que jamais. J’ignorais que ce genre d'endroits existait en ville. Ou en tout cas, je ne m’y suis jamais suffisamment intéressé pour penser y mettre les pieds un jour. La sirène avance avec entrain, et c’est presque si elle ne sautillerait pas tout autour de moi avec joie tandis que je détaille ce nouvel environnement qui m’entoure. Mon attention repart finalement vers lui lorsqu’il reprend la parole. Un bref instant, je me demande réellement s’il a cessé de parler pendant aussi longtemps, ou si mes oreilles ont cessé d’écouter pour se préserver. Un sourire effleure le coin de mes lèvres à cette pensée. Son nom tourbillonne dans ma tête. Adel. Un nom de sirène. C’est aussi doux et jovial que le reste de son être. Ça lui va parfaitement bien.

- Avran, je réponds en miroir, alors que mon regard s’aventure déjà vers l’intérieur de la salle qui se dévoile derrière lui.

J’étudie les lieux, le vieux parquet quelque peu grinçant, les tables usées par le temps et la décoration chaleureuse accrochée aux murs. Une ambiance légère et libérée flotte dans l’air. Des éclats de rire étouffés fusent dans les coins de la pièce. Quelques clients traînent ici et là, malgré le milieu de l’après-midi. Mes pas suivent mécaniquement Adel, alors que je poursuis visuellement ma découverte des lieux. Il salue la grande majorité des individus installés, et je finis par lui lancer un coup d’œil stupéfait. Connait-il vraiment tous ces gens ? Les clients lui répondent enthousiasme, avant de laisser trainer leurs yeux curieux sur ma silhouette. Un visage inconnu parmi une foule d’habitués. Je les ignore également, me contentant de découvrir ce qui m’entoure avec un étrange intérêt. Mais Adel finit par intercepter le barman, m’incluant alors sans état d’âme dans l’échange. Je me fige, pris de court, tandis qu’il s’installe sur un siège avec le plus grand naturel du monde. J’avise un instant l’homme derrière le comptoir ainsi que l’aura particulière et ancienne qu’il dégage. Vampire. J’inspire, bien conscient qu’il faut que quelque chose sorte de ma bouche d’ici peu.

- La même chose, merci, je formule sans trop savoir comment.

Mes gestes imitent alors la sirène. Je prends place sur la chaise voisine. Lui aussi, il ne me quitte pas des yeux. Je crois que je ne pourrais même pas m’échapper si je l’avais décidé.

- Je n’ai aucune idée de ce qu’est un Redblood, je lui avoue en plongeant mon regard au fond du sien, une fois que le suceur de sang s’est suffisamment éloigné.

Ce n’est pas une boisson servie dans le clan des harpies en tout cas. Là-dessus, je me fie aveuglément au jugement de la sirène. Adel poursuit ses explications. Je m’imprègne de ses paroles, relevant les yeux vers l’estrade qu’il me désigne.

- Tu te produis sur scène ? Tu ... joues de la musique ?

Ce n’est même pas surprenant. Au contraire même. Un nouveau sourire effleure mes lèvres. Ca, pour le coup, c’était totalement prévisible.

Avran donc. Ça lui va bien. Pour un mec qui tranche des têtes sans le moindre état d'âme. Il est forcément soldat, je ne vois pas ce qu'il pourrait faire d'autres avec son accoutrement. Et il n'a vraiment pas l'air de sortir souvent de chez lui, bien au contraire. Mon regard ne le délaisse pas tandis qu'il découvre les lieux avec une certaine stupéfaction. Ses yeux brillent, comme si il découvrait tout de ce monde qui est pourtant le sien autant que le mien. On m'avait dit plus d'une fois que les harpies sortaient rarement de leur tanière, mais je n'avais pas encore idée à quel point. Le comportement de mon sauveur ne fait que l'attester. Je suis ravi de lui faire découvrir moi-même tout ce que ce qu'il semble avoir été privé bien trop longtemps, si pas son existence entière.

Je lui offre un petit rire léger lorsqu'il me confie qu'il n'a aucune idée de ce que peu être un Redblood. Il me fait donc confiance sur le choix de ma boisson. J'espère que cela va lui plaire autant qu'à moi. En revanche, il n'a pas l'air le moins du monde surpris de découvrir que je suis musicien. Intrigué, curieux, mais pas surpris. Etait-ce à ce point marqué sur mon visage ?

« Je suis musicien en effet. Je joue de la guitare. Je chante aussi. Je pourrais te faire écouter un jour, si ça te tente. Les gens aiment bien en général. Enfin, les gens d'ici en tout cas... »

Le barman interromps brusquement mon explication en servant nos verres sur le comptoir. Ils sont joliment décorés, comme d'habitude, d'un rouge éclatant avec quelques fruits de toutes les couleurs, servi dans un verre plutôt festif. Souriant à Azenor, je fouille dans mes poches à la recherche d'un billet que je lui tends, revenant rapidement à mon verre dont je m'empare.  D'un mouvement, je le glisse à la rencontre de celui de mon comparse, mon sourire grandissant sur mon visage.

« A toi, qui m'a sauvé la vie. Je te revaudrais ça, un jour, je le promet. »

Je lui offrit un clin d'oeil amusé avant d'enquiller mon verre, goûtant au liquide ultra sucré imprégnant rapidement ma bouche avant de le reposer tout aussi vite.

« Raconte moi... Comment ça se passe chez les harpies au juste ? Pour les hommes je veux dire. J'ai l'impression que tu ne sors pas beaucoup, je me trompe ? »

Adel enchaîne ses explications. Il est de toute évidence particulièrement à l’aise avec l’idée de parler, même de lui. Je continue de boire ses paroles sans l’interrompre alors que mon attention épie la scène, échauffé malgré moi par le timbre de son rire. Je me demande un instant si sa manière de rayonner et de dégager une aura envoûtante à travers ses mots est propre à sa race. Un frémissement inattendu et interloqué me saisit, en l’entendant évoquer la possibilité de me faire écouter ses talents, un jour. Un jour. Comme s’il s’attendait à me revoir dans l’avenir. Mes yeux se reportent sur lui. Le barman arrive à ce moment précis, réduisant au silence les pensées qui me démangeaient la langue. Tu es quelqu’un de particulièrement intriguant, Adel. Son verre tinte contre le mien. Je découvre alors la présentation du cocktail. Mes doigts glissent à sa rencontre, me laissant mieux observer les étonnantes teintes du breuvage. Les paroles de la sirène reviennent pétiller à mes oreilles. A nouveau le poids de son discours m’ébranle, et j’ignore encore si c’est agréable ou dérangeant. Je ne suis décemment pas habitué à ce genre de choses. Mon attention repart du côté de son visage. La ferveur que j’y surprends me fait plisser les yeux et sourire pour de vrai. Il est amusant, à sa manière.

- Je ne suis pas sûr que tu aies l’occasion de me « revaloir ça un jour » ...

L’idée même a quelque chose de rocambolesque. Non pas parce que je ne l’en crois pas capable. En vérité, cet homme semble capable d’absolument tout, tant qu’une flamme déterminée brille dans le fond de ses prunelles océan. Mais plutôt parce que je n’arrive pas à déceler dans quelles circonstances nos chemins pourraient à nouveau se croiser. L’atmosphère de l’endroit a beau alimenter ma curiosité, il est improbable que je revienne ici une fois que je me serai envolé pour retrouver les miens. Adel l’a peut-être inconsciemment compris. Car de nouveau ses questions sur les hommes harpies reviennent sur le tapis. Je laisse volontairement un certain flottement après son interrogation, prenant le temps de retirer la paille de mon verre pour mieux y plonger les lèvres. L’arôme fruité du liquide envahit mes papilles avec délice. Mes yeux s’écarquillent imperceptiblement avant que je ne me détache du verre pour mieux lui lancer un regard réellement surpris.

- C’est ... étonnamment bon.

Ma langue appelle déjà la saveur sucrée du Redblood. Mais je repose le récipient sur le comptoir, pour mieux me tourner pleinement vers les yeux pétillants de curiosité d’Adel. Une certaine réticence flâne encore dans mon esprit à la perspective de parler des harpies. Nous sommes sectaires et prenons jalousement soin d’établir un fossé entre nous et le reste de la population. Pourtant quelque chose me donne envie de répondre à ses questions. Peut-être l’éclat si brillant dans ses iris. Cette volonté sincère de vouloir en apprendre plus. Et également ce détail primordial de nous savoir à l’écart des oreilles indiscrètes, loin des autres clients et suffisamment éloignés du barman.

- Eh bien ... Les harpies suivent un modèle matriarcal. Ce sont les femmes qui dirigent et prennent les décisions.

Mes doigts font distraitement tourner le pied du verre contre le bar, néanmoins mes yeux ne quittent pas les siens tandis que mes lèvres délivrent ses secrets. De ma place, je ne manque absolument rien de ses réactions.

- C’est pour ça que tu n’as croisé que des femmes jusqu’à présent. Elles sont majoritaires en nombre, j’explique d’une voix sereine, ayant pleinement acquis et accepté cet état de fait depuis des décennies. Beaucoup de mères décident de sacrifier leur nouveau-né, lorsqu’elles découvrent qu’elles ont enfanté d’un garçon, et non d’une fille.

Mes pensées dérivent un instant sur ce son lointain et presque quotidien qu’il est possible d’entendre en traversant la colonie. Avec la force des années, les pleurs des enfants abandonnés en contrebas dans la forêt deviennent invisibles.

- Les hommes qui survivent ont rarement l’occasion de quitter le clan. On leur coupe les ailes dès leur plus jeune âge. Il devient dès lors plus compliqué de rejoindre Galway, je poursuis en perdant mon regard dans le rouge hypnotisant du cocktail. Et quand bien même il ne serait pas si ardu de quitter les hauteurs, ils n’en ont pas réellement l’autorisation. Les hommes harpies sont des esclaves.

Des esclaves chargés des besognes les plus rébarbatives. Si on leur avait laissés leurs ailes, sans doute n’auraient-ils même pas le temps d’aller batifoler dans les airs. Ni même de venir boire un verre en ville.

Avran sourit. Pour la première fois, il me sourit réellement, faisant bondir mon coeur dans ma poitrine. A présent, je sais que j'aurais à nouveau envie de le faire sourire, juste pour le sentiment qu'il provoque en moi. Je m'amuse de sa répartie. Bien sûr, je ne serais pas capable de tuer un être de sang froid comme lui à pu le faire pour me sauver, mais j'ai d'autres talents, heureusement pour moi. En attendant, je le relance sur le sujet des sirènes. On ne parle que rarement des harpies à travers Galway. C'est un sujet tabous, comme si ils étaient des êtres sortant droit des enfers et qu'il fallait absolument éviter sous peine de finir en charpie. Mais à voir Avran et ses beaux yeux bleus, sa carrure svelte et la courbe de sa mâchoire, il n'avait pas l'air si dangereux que ça. Du moins, pas en ce qui me concerne. Froid et moralisateur, mais pas mauvais. L'homme que j'avais devant moi me semblait plutôt sortir de chez lui une fois tous les milles ans. Et l'étonnement que je pouvais lire sur son visage tandis qu'il goûtait le cocktail ne faisait que me le confirmer. Entousiasmé et ravi que ça lui plaise, je repris moi-même un peu de l'alcool trainant dans mon verre.

Et puis, la magie opéra. Avran ouvra la bouche pour déballer ses explications et répondre du mieux qu'il le pouvait à ma question. Je l'écoutais avec attention, délaissant ma boisson sur le comptoir à ma portée. Plus les informations s'enchainaient, plus je perdais mon sourire, les yeux rivés sur la harpie me décrivant son peuple si sectaire. Je n'en croyais pas mes oreilles. Avait-il vraiment conscience de tout ce qu'il était entrain de me révéler ? Ça me paraissait complètement dingue ! Comment, comment est-ce que ces femmes pouvaient faire quelque chose d'aussi atroce que de sacrifier leur nouveaux-nés ? Mais je n'eu pas le temps d'ouvrir la bouche. Il me cloua le bec en finissant son récit. Des esclaves ? Mais comment ? Comment était-il possible qu'une telle chose soit encore en vigueur au 21ème siècle ? J'étais totalement pris de court par toutes ses informations, choqués par ses révélations, tandis que lui semblait trouver tout cela parfaitement normal. J'eu soudain horriblement envie de le prendre dans mes bras pour lui faire oublier tout ça, une envie de révolte grondante dans mon ventre, mais je me contentait de rester bouche bée devant lui.

« Mais toi tu... Tu as toujours tes ailes... Tu n'es donc pas un esclave ? »

J'avais l'espoir qu'il me dise oui. J'avais l'espoir qu'au moins lui, n'en soit pas un. Alors ce qu'on disait sur les harpies étaient vrai. Elles étaient horribles, avec leur coutumes barbares toutes droites sorties d'un autre siècle. Cela me révoltait tellement que je serrais les dents pour ne pas éclater en déversant tout ce qu'un tel système m'inspirait.

« Je ne comprends pas. Pourquoi ? Pourquoi une telle haine envers les hommes ? Enfin.. C'est totalement insensé ! »

J'essayais de comprendre, vraiment, sans réussir à y parvenir. Il n'y avait rien, à mes yeux, qui justifiait de tels actes. Rien du tout.

« Pourquoi est-ce que tu restes là-bas si tu peux voler ? Tu es libre non ? Pourquoi est-ce que tu ne vas pas ailleurs, loin de tout ça ? »

Il n'y avait aucune rage dans ma voix, juste une incompréhension profonde de ce phénomène. Je me sentais démuni et en colère contre la société qui ne faisait rien pour empêcher ce massacre. Les autres races préféraient fermer les yeux et ne rien dire. C'était révoltant !

Les réactions de la sirène ne tardent pas à se révéler sur les traits de son visage, aussi accessibles et lisibles qu’un livre ouvert. Je m’en amuse intérieurement, dans un sens touché de voir l’impact que les mots d’un parfait étranger peuvent avoir sur lui. Son attention ne me quitte plus. Sa réponse s’élève bientôt entre nous. De toute évidence le mode de vie des harpies l’a captivé tout entier. De mon côté, ma propre curiosité m’a ramené auprès du Redblood. Je scrute un instant les teintes rouges de la boisson puis y prend une nouvelle gorgée. La première interrogation d’Adel m’interpelle. Je pince légèrement des lèvres en reposant le verre. Il fallait légitimement s’y attendre. Mes yeux retournent se fondre dans le bleu océanique des siens, l’ombre d’un sourire en coin sur les joues.

- Si. Je suis comme tous les autres hommes harpies.

Je me tourne plus franchement vers lui du haut de mon tabouret, pour mieux lui faire face, délaissant pleinement le cocktail.

- La seule différence, effectivement ... ce sont mes ailes. J’ai eu le droit de les conserver pour le bien de ma mission, j’explique avec une simplicité dénuée de honte et d’embarras. Je suis né uniquement pour protéger la reine. Je veille à sa sécurité en toutes circonstances. Les moments libres comme celui-ci ne sont pas fréquents. Et pour assurer ses arrières, j’ai besoin de pouvoir voler.

Retrouvant le silence, je m’imprègne sans bouger de l’intensité de son regard. Quelque chose le dérange dans mon récit. Quelque chose qui agite le bleu de ses iris, comme la surface d’un océan irrité par un temps quelque peu capricieux. Une sincérité teintée d’incompréhension anime ses propos. Un sourire étire de nouveau ma bouche. Il s’emmêle de nouveau dans un flot de paroles et de questions. Pourquoi une telle culture de la part de mon peuple ? Pourquoi y suis-je resté malgré l’horreur que cette vie lui inspire ? Et lui, pourquoi s’inquiète-t-il à ce point de ma condition ? Je prends mon temps avant de répondre, décortiquant mentalement chacune des phrases qu’il a employées. Mes yeux planent un instant sur la salle, avant de se focaliser de nouveau sur lui.

- Pour aller où ? je rétorque dans un léger rire dénué de reproche. Je ne suis pas partie, probablement pour la même raison qui te pousse à aller nager dans une crique accessible aux Sauveurs. C’est ce que je suis : le gardien de ma reine. Le reste n’a pas de réelle importance.

Un silencieux vent d’injustice flotte autour de la sirène. Adel peine à cerner le fonctionnement des harpies. Sa réaction me pousse à répondre à ses interrogations pour mieux les apaiser, pour une raison qui m’échappe totalement.

- Eh bien ... Les choses n’ont pas toujours été comme ça, je reprends en me replongeant dans les vieux récits que j’ai pu entendre. Les hommes et les femmes vivaient en égaux, il y a quelques temps. Jusqu’au jour où les hommes ont cherché à prendre l’ascendant. Cette trahison et pseudo révolte a été écrasée. Depuis, les harpies sont extrêmement méfiantes envers le sexe masculin, au moins tout autant qu’elles le sont envers les autres races.

Mes lèvres se taisent enfin. Je me surprends à parler autant. D’ordinaire mes échanges les plus fournis se concentrent essentiellement autour d’un seul et même interlocuteur, qui n’est autre que Sylara elle-même. Je laisse à Adel le temps de digérer les informations, reprenant une gorgée d’alcool, avant de pencher la tête sur le côté et d’ajouter, amusé :

- Je ne suis pas à plaindre tu sais. Tu as l’air de croire que mon existence est abominable, mais il n’en est rien. Veiller à la sécurité des reines est un grand honneur, je peux te l’assurer. Alors chasse ce pli anxieux entre tes yeux ...

Sur ces derniers mots, mes doigts marqués par la fraicheur du verre volent entre nous. Je me penche vers lui, l’attention rivée sur son front, à l’endroit exact où sa peau imperceptiblement plissée par ses sourcils froncés marque sa révolte indignée. Mon pouce s’y appose, pour mieux le forcer à détendre les traits tirés de son visage. Mon regard retrouve le sien à l’instant où j’achève mon geste et récupère ma main.

- Ce n’est qu’une question de point de vue, Adel. Nous avons juste deux cultures totalement différentes.

J'avale ses paroles les unes après les autres sans broncher. Avran m'explique avec une sérénité déconcertante comme son peuple fonctionne, me laissant abasourdi. Je me tends imperceptiblement lorsqu'il parle de la crique. Non, ce n'est pas la même chose. Du moins, pour moi. Je me sens perdu en tentant de comprendre cette culture tellement opposée à la mienne. J'essaie de me convaincre qu'Avran est réellement heureux dans sa vie, même si mon instinct me crie que quelque chose ne va pas dans le tableau. Etre esclave d'une reine, passer sa vie auprès d'elle, la protéger quoi qu'il lui en coûte... Tout cela a quelque chose de dérangeant à mon oreille. Ça percute mes croyances, la liberté dont j'ai toujours bénéficié depuis ma naissance. Qu'aurai-je fais à sa place ? Il a l'air tellement... Persuadé de la bien pensance de tout cela.

Les yeux baissés sur le bois du bar, je me laisse surprendre par son geste à ma rencontre, sursautant presque à son contact entre mes yeux. Je me fige de haut en bas alors qu'il pose son pouce sur mon front, éliminant mes probables ridules. C'est froid et surprenant, trop pour que je réagisse correctement. Je retrouve l'éclat de ses yeux dans un frisson. Cet homme...

« J'imagine que tu as raison. »

Et ça ne me plait pas, mais en même temps, ce n'est pas comme si je pouvais y faire quoi que ce soit. Durant un instant, je ne peux m'empêcher de me demander si les dirigeants des autres peuples sont réellement au courant de tout cela. Puis, les affres de la guerre refont brusquement surface dans ma mémoire. Sans doute que oui, mais le problème des Sauveurs est bien plus important que la façon dont un peuple est traité. Même si ça me répugne.

« Alors... Tu passes tes journées à t'occuper de ta reine ? Tu ne fais rien d'autre ? »

Ma main attrape mon verre presque par automatisme, pour occuper mes mains vides et oublier la sensation de son doigt froid sur mon visage. Je retrouve mon sourire après une énième gorgée du liquide, me fondant à nouveau dans son regard si percutant. J'ai envie qu'il me raconte un peu tout, avec cette désagréable sensation que la prochaine fois que nous nous croiserons ne sera pas pour demain.

La teneur de mes propos ne lui plaît pas. Même s’il tente de se ranger à mon avis, tout en y mettant la meilleure volonté du monde, il y a un décalage entre ce qu’il dit et ce que son visage révèle. Je suis toutefois bien loin d’en prendre ombrage, plus amusé et intrigué qu’autre chose par la sincérité de ses réactions. Mes doigts qui l’ont déjà libéré imitent les siens et retournent s’enrouler autour du verre. Mon attention vole un instant du côté du breuvage aussi coloré qu’un coucher de soleil, le temps qu’Adel délivre la question qui lui chatouille les lèvres. Je tarde quelque peu à répondre, tentant sans succès d’apprécier jusqu’où mes révélations ont le droit d’aller sans que cela ne déplaise à mes supérieures. Mais est-ce forcément un mal ? Personne ne m’a jamais demandé de tenir quoi que ce soit secret concernant la vie que mène mon peuple. Certes, cela rejoint très certainement le fait que personne ne s’est douté que l’esclave royal se retrouverait un jour assis au milieu d’un bar irlandais en compagnie d’une sirène. Néanmoins je ne vois pas en quoi un homme comme Adel pourrait porter préjudice à l’une ou l’autre de mes reines.

- Ça demande pas mal de temps en vérité ... j’avoue en lui adressant un léger sourire incertain. Personne n’est censé l’approcher sans que je ne le sache. C’est une mission qui ne tolère pas la moindre erreur.

Mais sa question me travaille malgré tout. Tu passes tes journées à t’occuper de ta reine ? Tu ne fais rien d’autre ? Quelque chose dans la tonalité de sa voix me dérange. Comme si cette réalité qu’il a décrit à travers son interrogation était en contradiction avec les règles de la normalité.

- Mais c’est plutôt calme en général, j’ajoute en retrouvant le bleu de ses yeux. Peu de fous se réveillent chaque matin dans l’idée d’attenter à la vie de Sylara.

Dans les faits ma mission de protection prend principalement de l’importance lorsque la souveraine reçoit des invités. Le reste du temps, la demeure royale reste étroitement et suffisamment surveillée pour que ni elle ni sa sœur ne craigne quelque chose. Quoi que cette vérité pourrait prochainement s’effriter, en corrélation avec la force grandissante des Sauveurs. Pour le reste, quelque chose me retient d’entrer dans les détails de ma relation avec la reine harpie, notamment sur un plan plus charnel.

- Lorsqu’elle n’a pas besoin de moi, je poursuis mon entraînement. C’est important. Pour rester efficace.

Je lui souris à nouveau. La sirène semble pendue à mes lèvres, mue d’une sérieuse curiosité quant à tout ce que je pourrais lui apprendre sur les miens.

- Et toi ? Est-ce que tu ... joue de la musique toute la journée ? Comment une sirène occupe-t-elle la majorité de son temps ?

Le cocktail vient de nouveau charmer mes papilles, alors que je me laisse à mon tour entraîné par ce jeu de questions et de découvertes qu’Adel a plus ou moins instauré.

Une fois de plus, j'écoute avec attention les révélations de la harpie. Il passe donc tout son temps avec sa reine. Et lorsqu'il n'est pas avec elle, il parfait son entrainement. Je me plais à l'imaginer opérer dans mes pensées, tel un militaire. Car au final, c'est un peu ce qu'il est, non ? J'agite la tête, ne sachant trop quoi répondre. Je ne peux qu'imaginer ce que peux être sa vie, aux antipodes de la mienne. Avoir quelqu'un sur lequel veiller, donner sa vie entière dans ce seul but, tout ça est totalement abstrait pour moi, qui ne fait que m'occuper de mes propres affaires. Personne à charge, je suis seul, parfois trop, au delà de toutes les personnes que je peux connaitre. Les gens du bar en son un excellent exemple. Lesquels me connaissent réellement ? Ils ne savent que ce que je leur montre, rien de plus. Mais je m'égare. Je relève la tête, sortant de mes pensées pour lui accorder un nouveau sourire ensoleillé, finissant mon verre avant de répondre à ses questions.

« Et bien... Oui, c'est un peu ça. Je passe beaucoup de temps à jouer, à composer et à chanter. Après bien sur il y a les concerts, la promotions, ce genre de choses. Mes journées sont pour la plupart divisées entre mes visites à la crique et ma musique, dans mon appartement. Je sors beaucoup le soir. Un peu trop, sans doute. »

Je glisse mon verre un peu plus loin, reposant mes yeux dessus avant de lever mon regard en direction du barman pour en prendre un autre.

« Nager à la crique me fait beaucoup de bien. Je passe souvent mon temps à faire le ménage dans les eaux de la ville, par principe, mais au delà de ça, nager me ressource. Je ne sais pas ce que je ferais sans ça. La plupart de mes chansons me sont venues là-bas. »

Mon sourire se fait un peu plus mélancolique. Cet endroit représente bien plus pour moi que ce que je veux bien l'admettre. Loin de mon appartement où les souvenirs trop douloureux commencent à me peser, loin de la cité des sirènes, loin de tout.

« Depuis la guerre, pas mal de choses ont changées. La plupart des sirènes travaillent et vivent en ville. Au final il ne reste presque plus que les enfants dans la cité. Et la génération précédente. Mes parents en sont un excellent exemple. Pour eux, quitter les eaux équivaut à partir en voyage à l'autre bout du monde. »

Ils ne font que de rares exceptions pour mes concerts. Du moins, au début. Avec les Sauveurs, l'envie leur est passé. Je ne compte plus le nombre d'appel de ma mère par semaine juste pour s'assurer que je vais bien. Cette fois tout de même, heureusement qu'il était là.

« Tu... Repasseras me voir à la crique ? »

Mes yeux se marièrent aux siens. Y avait-il un seul espoir que je puisse le revoir ? Juste infime ? Autant le savoir maintenant, plutôt que de rester sur un doute et d'espérer, comme un con, avoir le privilège de revoir ses ailes à l'oeuvre.

Fidèle à lui-même, Adel parle. Beaucoup. Je me surprends à me laisser aller aux tonalités ensoleillées de sa voix. Et plus encore, à apprécier l’entendre raconter ce qui lui traverse l’esprit. La sirène évoque son attrait pour la musique, son caractère un peu trop festif, et la Grande Guerre. Trois points diamétralement opposés mais qui semblent pourtant douloureusement liés au fond de son âme. Il me semble déceler l’ombre d’une plaie dissimulée au fond de lui. Quelque chose qu’il soigne à coup de chansons et de soirées aux notes détendues. Quelque chose auquel il cherche à échapper, et d’irrémédiablement lié aux affrontements passés. Le regard azur d’Adel se perd dans le vague d’un lointain mélancolique. J’étudie son visage, ne pouvant m’empêcher de penser qu’il n’y a pas plus lisibles que les traits de son faciès. Comme un livre ouvert. Adel paraît bien trop sincère dans sa façon d’être. Bien trop authentique. Un fait auquel je suis bien peu habitué. C’en devient troublant. J’acquiesce discrètement lorsqu’il confit le bonheur que nager lui confère.

- Je comprends. C’est pareil pour moi. Pour mes ailes.

Un léger frémissement s’active dans mon dos, là où mes ailes présentement invisibles aux yeux des autres prennent racines. Voler est une sensation indescriptible. Je n’imagine pas la douleur qu’engendrerait la sentence de devoir rester éternellement au sol. Il m’est impossible de comprendre mes congénères hommes sur ce sujet. A l’inverse ça ne me rapproche que trop bien de ce qu’exprime la sirène. Un poisson qui ne peut plus nager serait aussi malheureux, et probablement condamné, qu'un oiseau incapable de prendre son envol.

L’océan de ses prunelles remonte à ma rencontre. Mais c’est bel et bien sa question qui me surprend. Celle-ci,  je ne l’avais pas senti venir. Revenir le voir ? Mes yeux s’écarquillent.

- Pourquoi ?

Ma question file par reflexe pour contrer la sienne. C’est à mon tour de détourner le regard, pris de court par sa demande.

- Je ... Je ne sais pas. Si c’est possible ... Si j’ai le temps.

Mes pensées s’emmêlent alors. Adel a réussi à me décontenancer. Pour chasser cette étrange impression, mes doigts se referment autour de mon verre pour en prendre une grande gorgée. Le cocktail aux teintes rougeoyantes touche à sa fin.

- Je cherchais l’un des oiseaux de ma reine tout à l’heure, j’explique subitement, profitant de cette occasion pour reprendre le contrôle de la situation. Il s’est échappé et traine à rentrer. Il doit se cacher dans la forêt. Tu ... veux poursuivre les recherches avec moi ?

La proposition fait mouche. Il ne s'y attendait vraisemblablement pas. Je sens le rouge me monter aux joues au moment sa question file. Pourquoi ? J'ai envie de pourrir sur place pendant un instant, incapable de lui servir la moindre explication. L'envie de le revoir ? Il ne semble visiblement pas du même avis que moi. Je détourne les yeux, gêné, tandis qu'il replonge dans son verre. Je me mords la lèvre, ouvrant finalement la bouche pour revenir sur mes mots. Il ne m'en laisse pas le temps. Il explique qu'il ne pense pas avoir le temps, enterrant un peu plus mon espoir de le revoir. Evidemment. Il a d'autres choses à faire que de trainer avec une sirène incapable de se défendre contre les Sauveurs. Un silence ce fait sous mon sourire déçu, le temps qu'il vide son verre. Je me sens tellement con à cet instant que je n'ose même plus le regarder en face.

« C'est pas grave. C'était juste une idée, comme ça. »

Mais il ne m'écoute pas. Il me coupe la parole pour m'offrir une proposition. Mon regard revient à la conquête du sien, tentant de savoir s'il est sincère ou non. Je n'ai pas envie qu'il se force à quoi que ce soit, mais je ne suis pas assez fou pour refuser.

« Ou... Oui, avec plaisir. Je t'aiderais. »

La gêne s'envole de mes joues pour un sourire ravi. L'aider, c'est passer du temps avec lui. Assez de temps pour pouvoir mieux le connaitre. Et pour trouver autre chose à lui proposer lorsque nous aurons retrouver l'animal.

« S'il est dans la forêt, ça risque de nous prendre du temps. Quand veux-tu y aller ? »

Trop occupé que je suis à parer mon propre mal-être, la gêne passagère d’Adel me passe au travers. Je ne prends conscience que du bleu pétillant de son regard qui s’emmêle de nouveau au mien. Ma proposition semble faire mouche. Un nouvel intérêt vibre dans ses yeux. Cet éclat génère une étrange chaleur au creux de mon estomac. C’est bref et minuscule, mais suffisamment fort pour m’interloquer.  Il accepte, avec ce sourire qui semble lui coller aux lèvres comme une seconde peau. Je hoche la tête avant de descendre de mon siège. Le plat de mes bottes retrouve la dureté du sol. Mon attention parcourt par reflexe inconscient la surface de la salle.

- Il faut savoir où chercher. Mais ça va prendre du temps, effectivement.

J’humecte mes lèvres en reportant mes yeux sur lui. La forêt est immense. Le rapace pourrait être n’importe où. Néanmoins ses instincts d’animal sauvage l’ont probablement empêché de trouver une cachette indécelable. D’autant plus, la faim et la fatigue l’auront dissuadé de partir trop loin. Ce n’est pas la première fois que l’oiseau s’enfuit. Et sans doute pas la dernière. A force je commence à connaître ses recoins fétiches.

- Maintenant ?

Un sourire confus étire mes joues alors que je me rends compte que je vais le contraindre à lâcher son verre fraichement commandé. Tout ça pour aller se perdre dans les sous-bois avec une harpie.

- Je ne peux pas m’absenter trop longtemps, j’ajoute alors en guise d’explications.  

Je vérifie rapidement que tout est en place sur ma tenue. Je n’ai pas oublié d’arme sur le comptoir. Parfait. Je redresse la tête vers lui, prêt à décoller sur le champ.

- On y va ?

Je ne m'attends pas vraiment à une réponse comme celle qu'il m'offre. Maintenant ? Vraiment ? J'ai un regard pour mon pauvre verre qui vient d'arriver sur le comptoir avant de reporter mon attention sur la harpie. Il descend de son siège, déjà près à partir sans attendre. Je porte sur lui un regard légèrement perplexe avant de me rendre à l'évidence. Il a raison. Mieux vaut commencer les recherches de suite. J'attrape mon verre pour le vider presque en une traite, paie nos consommations, puis descend également de ma chaise. Je souris à mon sauveur.

« Allons-y. »

Je lui emboite le pas jusqu'à la sortie, offrant des sourires et signes de main aux gens que je connaissais. Direction la forêt. Le chemin était simple, surtout si l'on faisait une partie en transport en commun, bien que mon ami ne semblait pas réellement apprécier le périple. Je gardais mon sourire sur mon visage sans oser discuter. Il me mettait mal à l'aise sans que je sache trop pourquoi. Je me sentais timide et faible à ses côtés, deux choses qui me passaient littéralement au dessus en temps normal. J'attendis que nous soyons presque arrivé à destination pour à nouveau m'exprimer.

« Alors, une idée d'où est-ce qu'il pourrait se planquer ? »

C’est en sentant mes muscles se détendre lorsque nous retrouvons l’air libre de la forêt que je me rends compte à quel point le trajet en bus m’a crispé. Une assurance plus naturelle se réinstaure dans mes veines alors que mes bottes s’avancent déjà à travers les arbres. La présence d’Adel se calque à mes côtés. Mon bras se lève devant moi pour écarter les jeunes branches invasives qui nous bloquent le chemin. La question de la sirène s’élève entre les troncs un bref instant avant que je n’écarte in extremis un branchage qu’il s’apprêtait à percuter. Un sourire en coin amusé perce la rigidité de mes lèvres malgré moi.

- Ça se pourrait.

Je poursuis notre route sans m’arrêter. Mes sens me guident à travers la forêt. Ça aurait été plus facile par la voie aérienne. L’option terrestre rend l’exercice plus difficile, et il me faut me concentrer un instant pour me repérer.

- Les rapaces sont des prédateurs. Ils aiment la hauteur, et surtout, ils aiment chasser.

Je laisse mes yeux planer un instant sur le visage de mon compagnon.

- Il ne devrait pas être loin.

Mon attention repart devant nous. Le terrain est traître. Entre les racines camouflées sous le tapis de feuilles et la terre humide et glissante par endroit, mieux vaut vérifier où se posent nos pieds. Mon esprit ne peut néanmoins pas s’empêcher de vagabonder du côté de la sirène. Sa présence perturbe ma concentration habituelle.

- Tu n’as jamais appris à te défendre, Adel ?

La question m’échappe. La scène de la crique continue de me revenir en tête. Il avait l’air tellement impuissant devant les Sauveurs. C’est une situation bien dangereuse, par ces temps qui courent ...

Je suis mon compagnon à la trace. Du moins, j'essaie de le faire. Jamais encore, je n'avais traversé cette forêt auparavant. Ce lieu m'est totalement inconnu. A chaque bruit, je me retourne sans le vouloir, si bien que j'évite de peu quelques branches alors que je ne fais plus attention où je vais. J'écoute ses explications sur les rapaces. Peut-être serions-nous plus efficace si il s'occupait de veiller sur les airs ? Mais je n'ai pas le temps d'exposer mon idée. Sa question me prend de court, suffisamment pour que je relève mes yeux sur lui. Apprendre à me défendre ? Je fronce les sourcils un instant. Voilà bien une idée à laquelle je n'avais jamais pensé jusqu'à aujourd'hui.

« Non... Jamais. »

Je baissais les yeux, mon enthousiasme retombant peu à peu. La violence, les armes, les combats, ce n'était vraiment pas mon truc. Sans doute devait-il en ce moment me juger bien mal, vis à vis de ça.

« Je laisse ça à d'autres. Comme toi. »

Sans compter que je ne doutais pas un seul instant d'être archi nul à ce genre de dicipline. Rien qu'à l'idée de tenir une arme comme la sienne, je sentais mon coeur redoubler ses battements dans ma poitrine. Sans doute avais-je tord de penser ainsi, surtout avec ce qui c'était passé plus tôt, mais je refusais d'abdiquer sur la question. Mon pied se coinça d'un coup dans une branche alors que je ne regardais une fois de plus plus où je mettais les pieds. Je n'eu pas le temps de me rattraper à quoi que ce soit, atterrisant sur lui avec fracas. Quel idiot !

« Pardon ! Je... J'ai pas regardé où je marchais. »

Maladroitement, je me relevais, me séparant rapidement de lui dans un sourire confus. J'en ratais pas une avec lui. Je frottais ma nuque, embarassé.

« Peut-être qu'on devrait se séparer ? Ce serait peut-être plus facile pour le retrouver ? »

Noyer le poisson, ça, c'était une bonne idée. Je lui offris un sourire quelque peu perdu. Son regard était déstabilisant. Tout en lui, me semblait bien trop déstabilisant à nouveau.

Adel ne tarde pas à avouer ce que j’avais sans mal deviné. Mon compagnon n’a pas la moindre base de défense. J’ai du mal à cerner l’information. Comment est-ce possible ? A quoi jouent ses dirigeants ? Ne sont-ils pas au courant du danger constant qui rode tout autour ? Chaque membre du clan devrait être préparé à la guerre. C’est tout du moins la politique appliquée parmi les miens. Le peu d’inquiétude que cela génère chez la sirène me fait froncer les sourcils, alarmé. La prochaine fois, je ne serai sûrement pas là pour lui sauver la mise.

- C’est important. Tu devrais peut-être ...

Je suis coupé dans ma phrase par la chute soudaine d’Adel.  Son poids s’abat contre moi. J’ai un reflexe plus ou moins inconscient de lever les bras pour l’empêcher de se fracasser à même le sol alors que mes pieds se stabilisent maladroitement. Sa maladresse me surprend tellement que j’en oublie le sujet précédent. Mes paupières papillonnent. Mes lèvres s’animent mais ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les mots à prononcer. Adel s’est déjà redressé. Son regard dévie un instant et ses gestes trahissent sa nervosité. Le léger rouge qui vient alors teindre ses joues me laisse encore une fois perplexe.

- Ce n’est pas grave, je ... hm.

Ma bouche se pince. La situation prend de nouveau un angle totalement rocambolesque. Adel ne sait ni se battre, ni marcher. Et de mon côté, je ne sais plus parler. Son intervention suivante finit néanmoins par me tirer hors du nuage brumeux dans lequel j’ai l’impression d’évoluer. Mes méninges se remettent brusquement en route et mes vieilles habitudes réapparaissent avec force. La sirène propose de se séparer, et les pas quelque peu hagards qu’elle opère pour se restabiliser allume une alarme sous mon crâne.

- Attention.

Mon bras se lèvre pour accrocher le sien. Je l’empêche de s’éloigner, plus par précaution que par imminente nécessité.

- Pas besoin de se séparer. Et ... d’ailleurs tu ne sais même pas à quoi ressemble cet oiseau.

Je hausse un sourcil devant ma propre révélation, avant de lui lancer bref regard sceptique.

- Nous sommes presque arrivés. Regarde.

J’ai un mouvement de menton pour désigner le chemin de végétation devant nous. Mes doigts se desserrent doucement du bras d’Adel, mais mon attention ne le quitte pas pour autant. Je repousse quelques branches épaisses et buissons épineux, avant de dévoiler le paysage traite et insoupçonné qui se dessine alors, à quelques malheureux mètres de l’endroit où nous avons trébuché. La falaise qui se révèle alors sous nos pieds aurait laissé peu de chance de survie à celui qui aurait eu l’idée d’en tomber. La forêt se poursuit sur plusieurs kilomètres en contre-bas, avant d’embrasser l’océan. Mon cœur frétille sous la délicieuse sensation de vertige qui m’étreint. L’âme de mes ailes frémit tout au fond de moi. Je ne peux retenir le sourire sincère qui se creuse subtilement sur mes lèvres devant ce tableau.

- C’est un endroit parfait pour chasser. Fais attention où tu mets les pieds, d’accord ? L’oiseau a tendance à se cacher par là-bas.

Je désigne alors du doigt un plateau plus avancé et plus escarpé au-dessus du vide. Je lance un coup d’œil à la sirène. Prêt à poursuivre l’aventure ?

Je me sens con. Horriblement idiot et honteux. Etre aussi maladroit ne me ressemble pourtant pas. Je lui offre un sourire gêné avant d'essayer de changer de sujet. Et heureusement, ça fonctionne. Le malaise passe, du moins jusqu'à ce qu'il m'agrippe le bras. Je laisse sa paume m'emprisonner et m'attirer à lui, ne comprenant pas vraiment pourquoi il me retient. A-t-il a ce point peur que je finisse par me faire mal ? Il marque un point en revanche. Je n'avais pas pensé à ça. En effet, je n'ai pas la moindre idée d'à quoi peu bien ressembler l'oiseau en question. Résolu, je le suis, lui collant aux basques en faisant cette fois bien attention où je met les pieds. Il nous arrête à peine quelques mètres plus loin. Le paysage se dévoile devant mon regard. Mes iris plongent du haut de cette falaise qui nous fait face, pour se jeter jusqu'à la forêt, puis rejoindre l'océan. Oh mon dieu.

Mon corps réagit de lui-même avant que la moindre pensée cohérente ne me traverse. Les palpitations de mon coeur s'accélèrent en un coup de canon brusque. Je tremble, mes jambes flagèlent, menaçant de se rompre sous mon poids. Le vertige me prend aux tripes. Instinctivement, mes mains s'écrasent contre l'écore de l'arbre le plus proche. Je déglutis, relevant péniblement mes yeux sur mon ami. Ce que je découvre sur ses traits me paralyse d'autant plus. Un drôle de sentiment m'envahi en voyant à quel point un tel endroit résonne en lui. Son côté harpie ressort, je pourrais presque voir ses ailes s'agiter dans son dos tellement cela lui plait. L'adrénaline l'anime jusqu'au sourire qui se dresse sur ses lèvres. Le voir ainsi contre balance complètement ma frayeur du vide, du moins jusqu'à ce qu'il pointe le contre-bas du bout du doigt. Je suis incapable de poser mes yeux dans cette direction, c'est totalement impossible.

« Je.... Comment est-ce que.... Je pense pas que je vais pouvoir Avran. »

Il faudrait déjà que j'arrête de trembler. Bon sang, il va vraiment me prendre pour un faible. Mais je ne sais pas faire autrement. Jamais, au grand jamais, je ne m'étais retrouvé dans une telle situation. Une sirène était faite pour rester dans l'eau ! Pas dans les airs !

« Il y a sûrement moyen de faire le tour, non ? »

Le paysage me saisit au point d’en oublier le reste. Mes yeux cavalent sur les courbes de l’horizon, prétextant à peine l’excuse de l’oiseau égaré. Ces espaces aériens donneraient envie à n’importe quelle créature de mon espèce. J’y ai si peu accès d’ordinaire.  Tous mes désirs inassouvis pétillent dans mon ventre. Jusqu’à ce qu’Adel reprenne la parole. Le ton de sa voix et ses mots incertains m’interpellent. Je me retourne, lui lançant un regard perplexe. Je découvre alors une sirène au visage pâle, aux yeux écarquillés, et au corps pétrifié contre un tronc d’arbre. Comment ça il ne va pas pouvoir ? Qu’est-ce qui se passe ? Je mets de longues secondes à comprendre ce qui lui fait peur, tant le vertige m’est inconnu. Je m’approche d’un pas, quelque peu inquiet de la mine qu’il affiche. Adel a réellement l’air terrifié par ce qui s’étend sous nos pieds.

- Tu as peur du vide ? je demande finalement, pour m’assurer de cette étrangeté.

Enfin, pas si étrange lorsqu’on n’a pas d’ailes. Je ne peux néanmoins pas m’empêcher de ressentir une gigantesque compassion à son égard. Quel dommage. Je n’ose pas imagine ma vie si j’avais peur de la gravité.

- Oui, peut-être, je réponds à sa question, relevant la tête pour chercher par où passer.  

Il m’est impossible de le contraindre à poursuivre sur ce chemin. Avec toute la volonté du monde, je ne suis pas certain qu’Adel en soit capable. Et je ne souhaite pas lui infliger ce mal. Bien que je me promets, intérieurement, de ne pas laisser cette crainte lui gâcher les magnifiques visions qu’offre le monde vu d’en haut.

- Eh, ça va aller ? je m’inquiète en pressant son épaule. Tu n’as pas à avoir peur. Si jamais tu tombes, je te rattraperai.

J’essaye un sourire maladroit, bien que rassurer quelqu’un n’est clairement pas quelque chose dont j'ai l'habitude.

- On a qu’à essayer de faire le tour par là, on n’aura pas à longer le bord comme ça, d’accord ?

Je désigne un passage qui s’enfonce de nouveau dans la forêt. Mes pas s’engagent d’ores et déjà dans cette direction, veillant néanmoins à ce qu’Adel soit partant pour cette solution.

- Je suis désolé, je grimace finalement. Il y a d’autres choses qui t’effraient comme ça ? Je saurai, comme ça.

Alors qu'Avran admire la vue qui s'étend devant lui, je sens mon ventre se tordre dans tous les sens. En sueur, solidement accroché à l'écorse de l'arbre contre lequel je me suis réfugié, je déglutis, tente de me reprendre après avoir avoué ma faiblesse à mon nouveau ami. Bon sang. Qu'est-ce qu'il va penser de moi ? J'inspire en tentant de récupérer l'usage de mes jambes, portant à peine attention à lui tandis que son attention retombe sur moi. Ce n'est que lorsqu'il me demande si j'ai peur du vide, que j'acquieces vivement, arrivant enfin à décrocher de la vue du vide pour me perdre sur les arbres. Aller Adel, fais un effort mon sang. Reprend toi !

La harpie ne tarde pas à me confirmer ce que j'espèrais. Il y a sans doute un autre chemin pour rejoindre l'endroit qu'il a indiqué. Je tente de me rassurer avec cette idée, fermant les yeux pour me calmer, si bien que je ne vois pas arriver la harpie, sursautant d'un coup en sentant sa paume s'abattre sur mon épaule. Je lui adresse un regard rempli de détresse, absolument pas rassuré par ses paroles.

« Tu me rassures vraiment pas là ! »

Je reprend une nouvelle inspiration, expirant lentement, mes paumes appuyées contre mes jambes.

« Ça va aller ouais... »

Enfin, je me relève, en douceur, passant une main dans mes cheveux en observant les bois qu'il m'indique. Ouais. Les bois. La terre ferme. Sinon je sens que je vais crever.

« J'suis désolé. Je savais même pas que j'avais ça. »

En même temps, ce n'était pas en ne sortant jamais de la ville ou même de ma crique favorique que je pouvais tester ce genre de choses. Maintenant, je savais.

« Ce sera parfait, ouais. Désolé de gâcher tes plans. »

Mon regard se planta à nouveau dans le sien, à nouveau gêné au possible. A croire que je ne savais qu'être comme ça avec lui.

« Non non, c'est moi. Comme je te dis, je savais même pas que j'avais le vertige. C'est trop con. »

Je triturais mes doigts en activant un peu les muscles de mes jambes, direction l'autre chemin.

« Non. Du moins je pense pas. »

Je me mordillais la lèvre, souhaitant au plus vite effacer ce passage de mon esprit en m'assurant de reprendre la route avec lui.

« Et toi ? Y'a des choses qui te font flipper, ou c'est juste moi ? »

Je tentais un léger sourire, qui se transforma vite en rire gêné, étouffant pour de bon ma frayeur.

Une grimace m'échappe inconsciemment lorsque Adel m'avoue ne pas du tout être rassuré par mes propos. Ah. Mince. Loupé ? Le regard qu'il me lance confirme ses dires en tout point. Il semble vraiment paniqué. Je manque de soupirer. Rassurer quelqu'un, ce n'est pas réellement dans mes compétences. Ce n'est pas quelque chose qu'on m'a appris, et ce n'est pas non plus quelque chose que j'ai eu l'opportunité de faire au cours de mon existence. Je vis pour agir, surveiller, et tuer. Jusqu'à présent, le reste me paraissait plus ou moins secondaire. Non vital, du moins. Aujourd'hui, je me rends compte qu'un étrange décalage me sépare de la population de Galway. Le reste de la ville semble avoir des moeurs totalement différent du peuple harpie, aussi étrange que cela puisse paraître.

- Désolé, je lâche dans un sourire crispé et quelque peu déconfit.

Pour autant, mon embarras n'est que de courte durée. Je n'arrive décemment pas à être mal à l'aise en présence de la sirène, qu'importe ses maladresses, et qu'importe mon ignorance quant à sa sensibilité attendrissante.

- Ne t'en fais pas pour ça, je le rassure alors qu'il s'excuse de contrecarrer mes projets. Tant que l'oiseau retrouve le chemin des montagnes avant que ma reine s'en aperçoive, c'est tout ce qui compte.

Un sourire cette fois plus léger flotte un instant sur mes lèvres. Intérieurement pourtant, une petite voix ne peut s'empêcher de me faire remarquer que je suis parti depuis un moment maintenant. Est-ce que Sylara remarquera mon absence prolongée ? Etrangement, je choisis de repousser cette inquiétude et de l'enterrer au fond de mon crâne pour mieux l'oublier. Qu'importe.

- La terre, c'est bien aussi. Ca change ... je suppose.

Je hausse maladroitement les épaules. Est-ce que j'ai l'air aussi peu naturel que ce que j'imagine ? Probablement. Quoi qu'il en soit, Adel me rejoint sur le chemin pour mieux continuer notre quête improvisée. Sa dernière question me prend de court. Je hausse un sourcil, sans me rendre compte que mes jambes se sont arrêtées d'elles-mêmes. Si quelque chose me fait flipper ?

- C'est une très bonne question, je réponds, aussi interloqué qu'il peut l'être.

Ma propre mort ne m'inquiète pas le moins du monde, mais je ne suis pas certain qu'Adel se sente d'autant plus rassuré si je lui expose ce point de vu.

- Je n'ai pas de réels biens de valeur, ni de proches à pleurer, alors ...

Je réfléchis à voix haute tout en reprenant notre route. Ce serait sans doute trop facile de répondre "perdre Sylara". Et ce ne serait peut-être pas totalement vrai. Si je porte une affection particulière à ma souveraine, ce n'est pas comme si nous étions plus qu'amants.

- Je ne vois pas, je finis par conclure, presque désemparé devant ce constant. Est-ce que c'est anormal ?

Mes yeux repartent vers Adel, réellement intrigués de savoir si je suis une véritable anomalie pour lui.

Plus nous marchions, plus je sentais la peur panique du vertige refluer et enfin quitter mon corps. J'essayais de ne pas y prêter attention, préférant porter mon regard sur Avran, qui semblait tout autant gêné que moi par la situation, dans un tout autre registre. Est-ce que c'était moi ? Est-ce que je parlais trop ? Je posais trop de questions ? J'étais trop maladroit ? Je mordais discrètement ma lèvre en le talonnant, grattant ma nuque dans un signe qui ne trahissait personne. Je hoche la tête lorsqu'il m'explique que l'oiseau de sa reine doit revenir au bercaï, c'est tout ce qui compte. Je croise les doigts, espérant qu'il n'ai pas d'ennuis à cause de moi et de mes peurs sorties de nulle part. Ce serait vraiment le bouquet. Il regretterait sans doute amérement d'avoir croisé ma route. Alors, à défaut de savoir voler, j'allais tout faire pour l'aider.

Ma question le prend néanmoins de court. Il s'arrête brusquement, comme si j'avais demander une chose bien trop personnelle ou même choquante. Mes yeux s'arrimèrent au bleu des siens tandis qu'il semblait sérieusement réfléchir à la question. Pas de proches, pas de bien matériels... Je comprends qu'il n'a pas peur de perdre quoi que ce soit, même pas sa vie, qu'il dit dédier entièrement à sa reine. Je porte sur lui un regard rempli de la peine que j'éprouve à son égard. Moi qui ai une famille nombreuse, des amis sur qui compter, un appartement remplis de plein de choses complètement inutiles, je ne peux qu'imaginer ce que c'est que d'être à sa place.

« Non... Ce... C'est plutôt, triste, à mon sens. »

Je ne sais pas quoi dire, comment m'exprimer. J'ai peur de mal faire. Peur d'être trop curieux. Mais ma pensée passe trop vite mes lèvres.

« Tu... Il n'y a personne a qui tu tiennes ? Même pas ta reine ? »

Trop curieux Adel. Beaucoup trop curieux. Je déglutis, essaie de me reprendre.

« Au final, je t'envie, je crois. J'aimerais être comme toi, n'avoir peur de rien ni de personne. Ça doit être.. Galvanisant. »

Si j'étais comme ça, je n'aurais pas eu cette peur horrible de mourir, lorsqu'il m'avait sauvé. Je n'aurais pas encore à subir des terreurs nocturnes à cause de la Grande Guerre. Je ne peux qu'imaginer ce que ma vie serait sans tout ça.

« Moi j'ai l'impression d'avoir peur de tout. Surtout de perdre ma famille. Nous avons été déjà tellement anéantis pendant la guerre... Je ne sais pas si je supporterais ça à nouveau. Peur de perdre ses proches, pour moi, c'est le pire. »

La réponse de la sirène me laisse pensif. Mes aveux l’attristent. Je lui lance un regard en coin, à la fois curieux et inquiet de découvrir ce que cela suscite à travers son visage. Ma situation semble le laisser perplexe. Ses lèvres s’animent de nouveau pour creuser un peu plus le sujet. Mon attention le quitte pour me permettre de mieux réfléchir alors que je reprends mon avancée à travers la forêt. Si discuter avec Adel a quelque chose de captivant, il ne faut pas que j’en oublie ma mission première.

- Si bien sûr, je tiens à ma reine, dans une certaine mesure. C’est à elle que je dois ma vie, j’affirme avec conviction. Mais je ... je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question. Je suppose que c’est parce que je n’ai aucune raison de craindre de la voir disparaître. Elle est ... extrêmement bien protégée.

J’ai une pensée pour toutes les harpies qui dresseraient leur corps en bouclier pour protéger notre souveraine et ce sans hésitation. Le commentaire d’Adel qui me confie envier mon absence de peur totale me soutire une moue qui doit probablement ressembler à un début de sourire. Je ne tarde pas à hocher la tête en retrouvant bien vite mon sérieux.

- Eh bien ... il suffit peut-être d’avoir confiance en tes capacités, j’explique en écartant soigneusement une branche du chemin pour le laisser passer. Si tu te sais en mesure de protéger ceux à qui tu tiens, peut-être que tes peurs disparaitront.

Je m’infiltre à sa suite sur le sentier étroit de la forêt. La sirène continue de se confier.

- Tu as perdu beaucoup de proches à cause de la Grande Guerre ?

Je pose la question sur un timbre imperméable à la moindre émotion. Le clan des harpies aussi a encaissé son propre lot de morts. Pour autant je ne me souviens pas avoir éprouvé la moindre pitié pour les âmes qui ont quitté ce monde pour la cause que nous défendions. C’est un devoir. C’est même un honneur, de périr en défendant les intérêts du clan. Néanmoins j’ai bien compris que le peuple d’Adel n’a pas une vision aussi dure et froide que la mienne. Il faudrait être idiot pour ne pas sentir à quel point cet événement pour le moins sanglant a laissé ses marques sur la sirène. Il semble de nouveau si fragile soudain, à dévoiler ses faiblesses. Découvrir ainsi les conséquences des affrontements passés sur lui me laisse un sentiment mécontent sur le bout de la langue. Adel ne mérite pas ça.

- Hm. Je crois que nous approchons du but.

Je m’accroupis brièvement pour récupérer une longue plume échouée au pied d’un arbre. Une plume de rapace. Et au vu des reflets que je perçois dans ses couleurs, nous sommes vraisemblablement sur la bonne voie. L’oiseau est passé par là.